Quand j’étais jeune, on avait un livre à la maison que j’aimais lire encore et encore. C’était un grand livre relié en cuir vert du Reader’s Digest intitulé « Les grands destins ». Dans celui-ci se trouvaient les biographies de personnages remarquables de tous les temps : Socrates, Einstein, Marie Curie, Beethoven, Mozart… J’ai passé des heures à lire avidement la vie de ces gens, mais j’aimais particulièrement celle de Mozart. Le gars était un vrai de vrai génie! Il jouait du violon et du piano à 3 ans, a écrit son premier menuet à 5 ans, une symphonie complète à 12 ans et au moment de son décès à 35 ans, il avait créé des milliers de pièces musicales de toutes sortes. Sa musique, encore à ce jour, est considérée comme une des meilleures sinon LA meilleure au monde.
J’aimais Mozart. J’aurais aimé être comme lui. À vrai dire, tout ce que j’ai toujours voulu dans mon enfance, c’est être un enfant prodige. Mon problème c’est que je commençais ma carrière de génie avec un peu de retard : j’avais 8 ans et je n’avais encore absolument rien fait de notable. LUI aurait probablement déjà fait le tour de l’Europe entière, rencontré des rois et des reines et composé de la musique très belle et très compliquée… J’avais beaucoup de travail à faire pour le rattraper!
J’ai donc passé toute mon enfance à essayer de devenir un génie pour imiter Mozart. Cette ambition a gouverné ma vie. Je détestais quiconque réalisait quelque chose à un jeune âge, car cela ne faisait que me rappeler mon incapacité à vivre à la hauteur de mes aspirations. C’était un rappel cruel de ma normalité. En grandissant, je me souviens m’être comparée aux autres et à l’âge auquel ils avaient accompli des choses. Je me méprisais moi-même, pensant que j’étais une loser sous-performante…
Bien sûr, je n’étais pas consciente de ce pattern de pensée. Je ne voyais pas toute la pression que je me mettais sur le dos inconsciemment. Je ne savais pas que j’essayais de battre un calendrier invisible et que j’avais plein d’échéances cachées à respecter. Ce n’est que lors d’une rencontre de mon groupe de créativité que j’ai réalisé que cela avait un impact négatif sur ma vie.
En rentrant à la maison ce soir-là, j’ai écrit : « … je voulais être un génie et j’en voulais à Mozart d’être si talentueux. Mon enfance a été passée à vouloir être Mozart et à n’être que Salieri*… »
J’ai pensé : « C’est ça. Je l’ai! J’ai un complexe de Salieri! » J’étais très fière de ma découverte! Pendant les semaines suivantes, mon complexe de Salieri a continué à se montrer au grand jour. Je remarquais sa marque partout : dans mon sentiment d’être constamment pressée et de ne pas avoir assez de temps pour faire quoi que ce soit, dans mon besoin de succès et dans ma peur d’être jugée paresseuse si je me donnais une nuit ou (OMG!) une journée de congé. Partout où je me retournais, mon complexe de Salieri me sautait au visage; il n’y avait pas d’échappatoire!
Alors, j’ai commencé à réfléchir un peu plus sur sa signification et son effet sur moi… Dans mon cahier, j’ai écrit : « Salieri avait un talent modéré, mais il a très bien réussi dans sa carrière. Il était respecté et à l’aise financièrement. Donc, on n’a pas besoin d’être un génie pour réussir. Salieri savait que son talent n’était en rien comparable à celui de Mozart, mais c’est quand même Salieri qui a eu les honneurs et les gros boulots. Salieri se sentait comme un imposteur. Il était jaloux de Mozart, l’enviait et aurait aimé être lui. Mais même si Mozart écrivait de la musique qui saurait résister à l’épreuve du temps, celle-ci n’était pas valorisée par ses contemporains. Il n’a obtenu la reconnaissance qu’il méritait qu’après sa mort. La musique de Salieri, au contraire, était reconnue et aimée, mais elle disparut avec lui. Ironiquement, Mozart est mort à 35 ans, pauvre et malade et Salieri est mort riche et vieux. »
J’ai commencé à me poser quelques questions : Mozart a-t-il, de son côté, envié Salieri pour sa position sociale et financière? A-t-il pensé : « J’ai plus de talent que lui, je devrais être à sa place »? Était-il aussi jaloux de Salieri que Salieri était jaloux de lui?
Puis je me suis dit : est-ce vraiment ce dont il s’agit : de l’éternel conflit entre Talent et Succès? Vaut-il mieux avoir du talent pur et aucun sens des affaires ou un grand sens des affaires et un talent limité? Mais la question la plus importante n’est-elle pas de savoir lequel de Mozart ou de Salieri était le plus heureux car, finalement, n’est-ce pas ça qui compte vraiment?
Je me demande donc… Qu’est-ce qui pousse les artistes à faire de l’art? Est-ce vraiment la possibilité de succès ou simplement l’Art lui-même? Une des choses qui a été soulevée lors de mes ateliers sur la créativité est l’importance, pour un artiste, de faire de l’art, non pour le produit final ni pour la reconnaissance qu’il peut recevoir, mais bien pour le processus artistique comme tel. Pour paraphraser Bradley Whitford : « Nous devons vouloir faire de l’art plus que nous ne voulons être artistes, nous devons vouloir écrire plus que nous ne voulons être écrivains. Nous devons vouloir jouer plus que nous ne voulons être un acteur. “
De ce point de vue, l’art et l’acte de création deviennent très clairs tout à coup et étrangement, le complexe de Salieri ne fait plus le poids. Pour moi, ce principe semble être une façon très gratifiante de voir le processus de création. D’une part, cela libère le besoin d’un produit final parfait et incite l’artiste à trouver (ou à redécouvrir) le plaisir pur de la création. D’autre part, cela oblige les artistes à faire face à leurs propres motivations en ce qui concerne leur carrière. Pourquoi voulez-vous être un… (remplissez le vide)? Qu’est-ce qui vous pousse à faire cela? Et seriez-vous prêt à le faire même dans l’éventualité où vous seriez un Salieri? Parce qu’il y a une chose à dire à propos de Salieri, une chose qu’il est important de retenir : il n’était pas le meilleur et il savait qu’il n’était pas le meilleur, mais il continuait de faire ce qu’il aimait le plus dans la vie : de la musique. Et surtout, il n’a pas arrêté de composer parce qu’il n’était pas aussi bon que Mozart.
Je réalise maintenant combien de temps j’ai perdu à vouloir devenir Mozart et combien j’aurais été plus heureuse si j’avais joué et écrit pour le seul plaisir que cela me procurait. Donc je suppose que j’ai appris ma leçon. À partir de maintenant, j’aurai une nouvelle affirmation : je fais de l’art, parce que j’aime comment je me sens en faisant de l’art. Je crée parce que quand je le fais, mon cœur bat un peu plus vite et un peu mieux. Je suis créative parce qu’exprimer ma créativité me rend heureuse.
*Le Salieri que j’évoque est le personnage du film Amadeus de Milos Forman (adapté de la pièce de Peter Shaffer). Je suis consciente que le vrai de vrai Salieri n’avait probablement pas de rivalité avec Mozart.